Une journée comme les autres à bord du Brise d'Orient

Au début, tout le monde le trouvais drôle, l'Halfelin. Il racontait ses histoires farfelues, ou il chantait ses chansons étranges aux mélodies inhabituelles. Il m'amusait bien, même si je ronchonnais contre l'attroupement de touristes qui m'empêchait de briquer le pont comme il faut.

Mais ils se sont tous fatigués! Il ne veut, ou ne peut, vraisemblablement pas jouer les airs que tous connaissent et aiment. Pas comme il faut, en tout cas. Et il ne raconte pas les bonnes histoires, et jamais de la même façon deux fois de suite! C'est vraiment un piètre barde. Et comme il n'a plus de public, devinez sur qui il s'acharne? Ouais, exacte, sur moi, le pauvre mousse, qui n'a pas le choix d'être là de toute façon. Toujours dans mes pattes, à déblatérer des trucs rocambolesques, avec ses grandes phrases stylisées... Si au moins il ne fallait pas qu'il m'empeste avec sa fichue pipe!

Comme si j'avais besoin de ça! Je travaille plus dur que la plupart du reste de l'équipage! Quand je ne brique pas le pont, je dois rouler des cordages deux fois large comme mon bras, aller me balancer au-dessus du vide pour faire la vigie, ou chercher mes affaires que les autres matelots prennent plaisir à cacher un peu partout... Et il faut en plus que je me contente des maigres restes du repas! Pff...

Tiens, le voilà qui s'emmène. Qu'est-ce que ça va être aujourd'hui? Encore l'Épopée du Prince des Fleurs, qui hier est mort d'un nénuphar dans un poumon, avant-hier a terrassé un dragon avec un bouquet de roses, et le jour d'avant inondé un village de marguerites pour le guérir de la peste?

<< Mes salutations les plus distinguées, cher petit ami! Je vois qu'encore ce jourd'hui sur le pont tu t'estourbis! Laisse le bon vieux Nimble te remonter le moral avec une bonne histoire qui fini mal, t'amuser un brin avec cette fable qui commence bien... >>

Et voilà, c'est r'parti. Dans dix minutes il va allumer sa pipe, dans quinze souligner son récit par une ballade discordant, et dans trente il va recommencer avec une autre...

<< Il était une fois, en Orgon la Belle, un chêne millénaire côtoyant un champs de blé de miel... >>

Et bien, il faisait mine de s'intéresser à moi et de me parler, mais le voilà qui commence déjà à faire de grands gestes pour intéresser les autres passagers qui s'en moquent. Pourquoi les bardes, et particulièrement les halfelins, doivent-ils toujours faire des simagrées quand ils racontent quelque chose?

<< Tous était de très bonne société, discutaient gaiement autour de tasses de thés... >>

Si au moins ses récis étaient crédibles. Un chêne et des blés discutant autour de tasses de thé... Le mieux est de faire comme d'habitude, c'est-à-dire de faire comme s'il n'existait pas.

<< Le chêne, toutefois, surplombant ses amis dorés, ne pouvait s'empêcher de se trouver une certaine supériorité. En effet, quand, d'aventure, le souffle de Vallaïr venait secouer son feuillage, les blés, eux, courbaient la têtes vers le sol comme de bons petits pages... >>

Hmph... Si au moins il pouvait arrêter avec ses rimes douteuses, pour qui il se prend, à la fin? Pas surprenant qu'il n'aie réussi à intéresser personne. Maintenant, il est tourné vers le bastingage et s'écoute parler. Plus facile de l'ignorer, au moins.

<< Le chêne riait bien, alors que les blés enduraient, l'air de rien. "Rira bien qui rira le dernier", se disaient-ils tous, renfrognés. >>

J'en ai assez de frotter ce pont, les taches sont tellement dures à faire partir!...

<< Un jour, toutefois, les nuages noircirent; le Miraël montrait le bout de son vilain nez pour tous nous occire. Le vent se leva, soufflant de plus en plus fort; les blés tournoyaient, ne savaient plus où donner de la tête, quel triste sort! Le chêne faisait bien sûr le malin, il rigolait tout son soûl, quand soudain! CRAC! Son tronc se brisa sous la force de l'orage. À la fierté des blés, plus jamais il ne ferait ombrage... >>

Tiens, il s'est arrêté de parler. Il se retourne vers moi? Son histoire doit achever... Peut-être que je serais mieux d'intervenir:

- Et pourquoi tu me racontes ça, de toute façon, petit-homme? que je lui dis.

- N'est-ce pas évident? Je trouve que tu ferais un très bon petit blé, avec tes cheveux d'or, tout recourbé sur le pont, à frotter!

- C'est stupide. Comment pourrais-je être un blé? Les blé et les chênes, ça ne parle pas, de toute façon!

- Alors tu doit trouver que tu es stupides, jeune ami, recroquevillé sur ce bateau, sous la pression du vent de la vie. Ne m'as tu pas écouté, n'as tu donc rien compris?

Mieux vaut marmonner une réponse incompréhensible. J'ai pas trop envie de l'encourager. Il va probablement juste allumer sa pipe et commencer à jouer un air étrange sur son luth, ou raconter d'autres sornettes au bastingage...